CHAPITRE XVIII
— Alors ? demanda Jessica Duval, lieutenant de l’équipage, les yeux brillants de curiosité dans son visage félin. C’est un neutre, oui ou non ?
Ysaye fit la grimace. Elle désapprouvait l’intérêt de Jessica pour les ragots, et il lui parut encore plus déplacé en la circonstance.
— Je ne sais pas et ça ne me regarde pas, dit-elle, espérant qu’elle comprendrait l’allusion et n’insisterait pas.
— Mais Ryan Evans dit que le bébé est une espèce de mutant, dit-elle, revenant à la charge. Avant de venir à la fête, il a dit à l’Enseigne Rogers qu’il le tenait de Kadarin. Tout le vaisseau en parle.
— Je l’ai entendu dire aussi, mais je n’ai pas pris la peine de vérifier, dit Ysaye, ironique, espérant qu’aucun indigène autour d’elle n’était télépathe ou ne comprenait le Terrien Standard. Ce n’est pas parce que Rogers dit qu’Evans dit que Kadarin dit que c’est vrai, peu ou prou. Je ne me suis pas penchée sur la question. Si ça ne gêne pas ces gens, ça ne doit pas nous gêner non plus. Il y a certaines choses qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre.
Elle posa sur Jessica ce qu’elle espérait être un regard réprobateur, mais Jessica haussa les épaules, apparemment pas le moins du monde intimidée ou honteuse.
— Ce n’est pas une attitude très scientifique, dit David, taquin. Où irait-on si les scientifiques ne posaient pas les questions que personne n’ose formuler ?
Ysaye le regarda, fronçant les sourcils, lui signifiant par là que le sujet ne se prêtait pas à la plaisanterie.
— Il y a certaines choses que je ne ferai jamais, même au nom de la science, et le viol de la vie privée en fait partie. Si tu veux vraiment en avoir le cœur net, tu peux le demander à Felicia, ou à l’enfant quand il aura grandi.
Son froncement de sourcils s’accusa.
— Avant, tu peux quand même réfléchir aux sentiments de Felicia. Il me semble que sa position est déjà assez difficile, mais si tu veux prendre le risque de la mettre dans l’embarras, ne te gêne pas.
— Le ciel m’en préserve ! dit David, reprenant son sérieux. J’avoue que ma curiosité est éveillée, mais pas à ce point-là, et je ne voudrais pas embarrasser Felicia pour tout l’or du monde. Elle ne m’a jamais refusé son aide chaque fois que j’en ai eu besoin, et ce serait bien mal récompenser sa gentillesse.
— C’est ce qui me plaît chez toi, dit Ysaye avec affection, sa raideur s’évanouissant avec sa contrariété. Tu conviens qu’il y a des limites à ce qu’on peut faire au nom de la science.
— Je crois que tout le monde est bien obligé le reconnaître – même un scientifique pur et dur, dit David, avec un sourire ingénu. Même s’il y a des questions qu’un scientifique doit poser quand personne d’autre ne l’ose, l’éthique impose quand même des limites. Par exemple, certaines expériences de manipulations génétiques, faites juste avant l’avènement de l’ère spatiale, ont eu pour résultat quelques accidents bizarres et tragiques.
— Pas si vite ! intervint Jessica, renonçant à sa désinvolture. Ces accidents étaient le fait de mauvais scientifiques – qui faisaient des choses pour lesquelles ils n’étaient pas qualifiés, et sans les protections suffisantes ! Certaines de ces mêmes expériences, correctement exécutées, nous ont permis de coloniser Mars – ce qui à son tour nous a permis de terraformer et coloniser des tas d’autres planètes qui n’avaient pas d’atmosphère !
Ysaye secoua la tête ; c’était encore un point sur lequel elle ne serait jamais d’accord avec Jessica. Quel que fût le bien qui en eût résulté – que serait-il arrivé si les Terriens ne s’en étaient pas mêlés ?
— Je ne suis pas certaine qu’elles auraient dû être colonisées, dit-elle, dubitative. Si nous n’étions pas intervenus, elles auraient sans doute fini par évoluer à leur façon.
La discussion datait de si loin que David ne se donna même pas la peine d’y participer. Il connaissait l’avis d’Ysaye ; elle en avait souvent parlé avec Elizabeth. Curieux qu’une femme passionnée par la science prît si souvent des positions anti-scientifiques. Cela remontait sans doute à sa petite enfance – à une doctrine particulière ayant pour commandement « avec la nature point n’interférera ». C’était absurde, vu qu’Ysaye interférait avec la nature chaque fois qu’on lui faisait une piqûre anti-allergique ou un vaccin quelconque. Enfin, cette discussion se terminerait comme toutes les autres ; personne ne convertissait jamais personne. Il attendit plutôt une pause dans la conversation, et demanda :
— Alors, Ysaye, qu’est-ce que tu penses de la cérémonie ?
Elle parut soulagée de passer à autre chose.
— Elle m’a beaucoup plu !
Les autres parurent soulagés aussi, et David regretta de ne pas être intervenu plus tôt.
— Vraiment très touchante. Dommage que, dans notre propre culture, on n’agisse pas de façon aussi civilisée en pareil cas – cela éviterait bien des litiges et procès en paternité. Ça ne m’a pas paru étrange ; c’est ce qu’on attendrait des Terriens si nous pensions davantage au bien de nos enfants, et un peu moins à notre vanité.
— Mais on ne se sent pas du tout étranger, ici, acquiesça un autre. Entre la Fête du Solstice et la cérémonie du nom, on aurait pu se croire à une fête de Noël combinée avec un baptême.
— C’est que Ténébreuse n’a rien d’étranger, dit David en riant. Tous ces gens sont originaires de Terra, et de l’Europe du Nord, en plus.
Le visage de Jessica se fit pensif.
— Ça ne te donne pas l’impression d’être un peu à part, Ysaye ? demanda-t-elle. Je n’y avais jamais pensé, mais tu ne te sens peut-être pas aussi à l’aise que nous parmi eux. Car si quelqu’un peut se sentir étranger ici, c’est bien toi.
— Curieusement, non, répondit Ysaye. Pas vraiment. J’ai été élevée en Amérique du Nord, dans le megaplex New York-Baltimore ; ce n’est pas comme si j’étais de… euh… du Nigeria. Et si on va au fond des choses, je suis humaine, et eux aussi. Nous avons beaucoup plus de points communs que de différences.
Elle pensa à ses contacts télépathiques avec Lorill Hastur et Kermiac Aldaran ; leurs pensées n’étaient pas étrangères. En fait, Lorill s’était montré bien plus courtois que beaucoup de ses camarades, prenant bien soin de ne pas la choquer.
Mais cet autre vague contact qu’elle avait senti rôder dans son esprit quand elle jouait de la flûte synthétisée ou cherchait de la musique pour Elizabeth dans les archives ? Elle avait eu l’impression d’une présence – moins scrupuleuse que Lorill – cherchant à écouter clandestinement ses pensées. Elle n’était pas certaine de ce qu’elle avait senti, elle n’avait donc pas donné suite. Mais s’il y avait ici des télépathes, s’ensuivrait-il qu’ils respectaient tous les règles du jeu ?
Enfin, même si cette « présence » n’était que le fruit de son imagination trop vive, elle ne lui avait pas semblé particulièrement étrangère – en tout cas pas plus que certains membres de l’équipage. Le peu d’indices qu’elle avait perçus indiquaient une personne très… à part. Pas exactement recluse, mais distanciée des autres. Pas très différente de ce qu’elle était, en fait. À certains égards, comme elle venait de le démontrer avec Jessica, Ysaye se sentait souvent plus proche des indigènes que de ses propres camarades de l’équipage.
David interrompit sa rêverie.
— Tu as vu Kadarin ? Je suppose qu’il est rentré des Villes Sèches. Evans est revenu juste avant la cérémonie, et Jessica dit que Kadarin était arrivé une heure avant lui.
— Non, répondit-elle avec indifférence.
Peu lui importait la présence ou l’absence de Kadarin.
— Je devrais le savoir ?
David allait répondre quand il y eut un mouvement de foule à l’entrée, suivi d’une certaine agitation, puis un silence pesant s’abattit sur la salle. Sentant la tension soudaine, Ysaye se retourna et…
Toute la salle se retourna en même temps qu’elle. Les danseurs s’immobilisèrent sur la piste, la musique mourut dans une succession de notes cacophoniques.
Comme tout le monde, Ysaye tendit le cou pour voir la cause de cette perturbation. Soudain, les danseurs s’écartèrent, ouvrant un couloir de silence entre la porte et le dais où trônaient encore le Seigneur Aldaran, son épouse et Felicia. Et à sa grande surprise, Lorill Hastur, accompagné d’une petite escorte, s’avança entre les danseurs vers Kermiac Aldaran et sa Dame.
Jamais, pensa Ysaye, l’expression « silence assourdissant » n’avait été plus juste.
On n’entendait qu’un seul bruit : les bottes de Lorill et de sa suite sur le sol.
Il avançait entre une haie d’assistants aux visages fermés ou hostiles. Lorill ne fit pas celui qui ne le remarquait pas, mais Ysaye nota qu’il avait lui-même l’air grave et résolu. Pas du tout l’air d’un homme venu pour faire un esclandre.
Et elle espérait ardemment qu’il n’y aurait pas d’esclandre, malgré ses bonnes intentions.
Raide et froid, Kermiac resta visage de pierre. Dame Aldaran était d’une raideur cataleptique, et même Felicia semblait pétrifiée sur place. Et ce n’était pas un effet de son imagination ; beaucoup d’hommes avaient porté la main à la garde de leurs dagues qui n’avaient plus l’air d’ornements inoffensifs. Ysaye n’avait aucune idée de ce que cela présageait, mais la tension dans la salle n’augurait rien de bon pour Lorill Hastur.
Le jeune homme s’arrêta à quelques pas du Seigneur Aldaran et s’inclina avec raideur. Kermiac lui répondit d’un léger salut de la tête – beaucoup moins déférent que la révérence de Lorill. Par son attitude, il semblait défier Lorill, lui dire : Je suis sur mes terres, au milieu de mon peuple ; ici, tu n’es pas mon égal. Lorill rougit légèrement mais ne se démonta pas.
— Seigneur Aldaran, dit l’Héritier d’Hastur, d’une voix claire et posée, je suis venu vous présenter mes excuses. Mon père et la Gardienne de Dalereuth m’ordonnent de vous dire que je suis un jeune écervelé, et que j’ai dépassé les limites de la bienséance due à un hôte, parlant et agissant comme seul un jeune imbécile peut le faire.
L’attitude de Kermiac s’adoucit un peu.
— Ah ? Et que pense Lorill Hastur de cet ordre ?
— Que mon père est très généreux envers moi, Seigneur, dit Lorill avec sincérité. J’ai été non seulement écervelé, mais aussi excessivement arrogant et stupide. Je peux vous assurer que je n’avais pas de mauvaises intentions envers votre sœur, mais, n’étant encore jamais sorti des Domaines je… j’ai pris ce qui est coutumier parmi vous pour ce qui serait effronté chez nous. Dame Mariel votre sœur, poursuivit-il, s’inclinant avec grâce en direction de la jeune fille, se montrait simplement serviable et gentille envers un étranger. Je regrette que mon attitude ait pu l’abuser sur mes intentions. La Gardienne de Dalereuth m’a clairement fait voir mon erreur de… de plusieurs façons. Toutes très éloquentes.
À sa rougeur, qui empourprait jusqu’à ses oreilles, et au choix prudent de son vocabulaire, Ysaye en conclut que cette « Gardienne » – qui qu’elle fût par ailleurs – avait dû lui passer un bon savon.
— Je suis venu m’excuser en personne, car en la circonstance, des excuses transmises par messager seraient insuffisantes. J’espère que vous les accepterez, Seigneur, et qu’avec elles, vous accepterez aussi le cadeau que mon père adresse, pour la cérémonie du nom, à l’enfant, à la mère et à votre Dame.
Trois hommes de son escorte s’avancèrent, portant trois paquets multicolores, et Ysaye retint son souffle, espérant qu’Aldaran ne les refuserait pas.
Il hésita une fraction de seconde, puis hocha la tête, et les trois hommes remirent les paquets aux dames, Felicia acceptant celui du bébé.
— Vos excuses sont acceptées, jeune Hastur, dit-il. En vérité, on dit souvent dans ces montagnes que « si la stupidité était un crime, la moitié de la population serait pendue à tous les carrefours ». Et je serais le premier à vous dire que j’aurais mérité la pendaison vingt ou trente fois dans ma vie.
— Comment, Kermiac ? demanda avec ironie un vieillard debout derrière lui. Seulement trente fois ?
Tout le monde éclata de rire, d’un rire nerveux peut-être, mais qui détendit un peu l’atmosphère, bientôt tout à fait détendue quand Kermiac joignit le sien à la gaieté générale.
Aldaran branla du chef en donnant une bourrade au vieillard.
— Tu m’as trop souvent vu manger les fruits de mes propres folies pour que je te contredise, mon vieil ami, dit-il. Soyez donc le bienvenu, Lorill Hastur. Nous sommes à l’époque du pardon – c’est du moins ce que les cristoforos nous diraient. Que nos rapports reprennent sur de nouvelles bases.
À ces paroles, tout le monde se détendit ; des serviteurs vinrent débarrasser les arrivants de leurs capes, la musique et les danses reprirent. Lorill s’attarda quelque temps à parler avec Dame Aldaran et Felicia, les quittant toutes les deux souriantes et faisant des commentaires qu’Ysaye n’entendit pas, puis il traversa la salle et rejoignit les Terriens regroupés près du buffet. Il sembla soulagé, et à juste titre, se dit Ysaye, car il était avec eux en terrain « neutre », et pouvait bavarder sans se soucier de la hiérarchie ou craindre de les offenser.
Il salua les Terriens, lentement et posément, et fut ravi quand David lui répondit en casta. Ils bavardèrent un moment, et Ysaye laissa son esprit se détendre pour suivre la conversation par les pensées de Lorill. Après quelques lieux communs sur la pluie et le beau temps et les difficultés du voyage, David lui demanda comment les siens avaient réagi à l’annonce de l’arrivée des Terriens.
— Vous devez savoir, je suppose, que votre arrivée a tout mis en éruption dans les Domaines, répondit le jeune homme. Et ce sera pire au printemps, quand tous les villages écartés et inaccessibles aux Tours apprendront la nouvelle.
— C’est assez normal, répliqua David. Rien que l’afflux d’outils de métal a sans doute déjà déséquilibré les échanges commerciaux – ou le fera au printemps quand les transactions reprendront et que ces outils atteindront votre pays.
— Et seuls ces outils et les objets que vous m’avez donnés ont convaincu certains membres du Conseil que vous n’êtes pas des êtres légendaires, inventés par le Seigneur Aldaran pour nous abuser – ou des créatures d’au-delà le Mur Autour du Monde. Certains cadeaux que vous m’avez faits ne pouvaient manifestement pas avoir été fabriqués sur notre monde. Maintenant, ils continuent à discuter d’éventuels contacts avec vous. Certains pensent que vous ne devriez pas rester – qu’en fait, nous devrions vous éviter à tout prix. Votre présence représente une trop grande menace pour notre mode de vie.
Ysaye approuva intérieurement ; elle les comprenait. Elle se demanda si elle devait le mettre au courant des allusions assez insistantes que Kermiac avait faites à des achats d’armes. Mais… non, cela ne ferait qu’augmenter les tensions, et comme les Terriens n’avaient pas l’intention de donner suite à ces requêtes, ça ne changerait rien de toute façon. Le statut « Protégé » de Ténébreuse signifiait qu’il y aurait un astronef de l’Empire posté en permanence au point de sortie hyperspatial, et que tout vaisseau serait inspecté avant d’être autorisé à atterrir – puis passerait une seconde inspection au déchargement de la cargaison. Il y aurait sans doute un peu de contrebande, mais rien de plus dangereux que quelques armes de poing, qui ne changeraient probablement pas grand-chose même dans une culture aussi primitive.
— Je comprends, dit David. Mais si quelqu’un vous demande votre avis, vous pouvez répondre que notre présence est un fait et exerce déjà une influence. Et cette influence ne peut plus être effacée ; il vaudrait mieux essayer de la contrôler autrement. Nous coopérerons si nous le pouvons, mais ce sera impossible si nous ne participons pas. Isolez-nous, et vous vous retrouverez avec des problèmes que nous ne pourrons pas vous aider à contrôler parce que vous ne nous laisserez pas vous aider.
Lorill acquiesça de la tête.
— C’est exactement ce que j’espérais vous entendre dire. Je le leur dirai si j’en ai l’occasion. Mais, poursuivit-il haussant les épaules, ils doivent d’abord discuter à perte de vue et exécuter leur petit ballet politique comme d’habitude avant d’être prêts à entendre de nouveaux arguments. Et pendant ce temps, mon père a pensé que je devais venir ici, pour réparer des rapports que j’avais compromis par inadvertance. Vous voyez devant vous, David, un homme plus posé et plus sage.
Il eut un sourire penaud. David gloussa.
— Je me suis comporté tout aussi bêtement à votre âge, et ma tante, qui était vieille fille, m’a dit ce qu’elle en pensait bien en face. Et en public. Et ensuite, ma grand-mère a pris la relève.
Lorill frissonna.
— J’aimerais mieux affronter une armée de Séchéens enragés que des vieilles dames à la langue acérée qui ont le droit pour elles, affirma-t-il avec conviction. La Gardienne de Dalereuth doit être comme votre grand-mère, j’imagine. Je m’étonne d’avoir encore un pouce de peau intacte sur le corps.
David lui exprima sa sympathie, et Ysaye se garda d’intervenir, mais personnellement, elle trouvait qu’il n’avait eu que ce qu’il méritait. Son attitude envers la sœur de Kermiac avait été trop cavalière, et lui, trop arrogant dans sa conviction que Kermiac ne pouvait rien faire pour lui demander compte de ses actes. À l’évidence, il était maintenant détrompé.
Au bout d’un moment, la conversation s’orienta sur des sujets plus neutres. David et Lorill échangèrent encore quelques plaisanteries, puis le jeune Hastur se tourna vers Ysaye, qui avait jusque-là l’impression d’être devenue invisible. Elle s’était même demandé si Lorill ou David se souvenaient seulement de sa présence.
— Eh bien, Dame Ysaye, dit-il, la saluant de la tête, avez-vous maintenant appris notre langue ?
Elle secoua la tête. Pas très bien, répondit-elle mentalement, car elle savait qu’il l’« entendait ».
— Ah, dit-il, poursuivant télépathiquement : Alors, mettons-nous un peu à l’écart, pour donner l’impression que nous parlons normalement. Je sens en vous un certain embarras à l’idée que vos camarades des étoiles puissent savoir que nous communiquons ainsi.
— J’aimerais m’exercer avec vous, répondit-elle tout haut en mauvais Ténébran. Si cela ne vous ennuie pas. Elle poursuivit mentalement : Je me sentirais mieux. Vous avez raison. Certains de nos supérieurs pensent que ceux d’entre nous qui peuvent communiquer ainsi sont des imposteurs qui cherchent à les tromper.
Les tromper, ou vous tromper vous-même ? demanda-t-il avec ironie.
Les deux. Elizabeth – certains la croient… instable. Ysaye fut incapable de lui décrire correctement l’attitude de ceux qui classaient encore Elizabeth dans les folles ou les simulatrices à cause de ses dons télépathiques. Heureusement, Lorill parut comprendre.
Au pays des aveugles, celui qui voit sera taxé de folie, répondit-il. Venez, allons parler à l’écart.
Il lui prit le bras avec grâce, et la conduisit dans une alcôve, assez proche des musiciens pour être en pleine vue de tout le monde – et ainsi ne pas offenser la bienséance locale – mais suffisamment sombre pour qu’on ne voie pas si leurs lèvres remuaient ou non. Ysaye se demanda ce qu’il lui voulait, car il était bien pressé de la prendre à part !
Pardonnez-moi, mais ma sœur m’a impérativement commandé de vous poser quelques centaines de questions, dit-il, l’air ironique. Je lui ai dit tout ce que je savais sur vous autres, les gens des étoiles, mais c’est vous qui la fascinez le plus. Ma sœur est très volontaire et entêtée, et même mon père réfléchit à deux fois avant de lui refuser quelque chose.
Ysaye gloussa. Je crois que la plupart des sœurs sont ainsi, dit-elle. Posez toutes les questions que vous voudrez.
Après tout, cela ne pouvait pas faire de mal – et peut-être beaucoup de bien. Si répondre aux questions de sa sœur pouvait entrouvrir une porte sur le reste de la planète, Ysaye y répondrait jusqu’à ce que Lorill lui-même soit fatigué d’en poser.
Comme tout le monde, Elizabeth avait retenu son souffle à l’apparition de Lorill Hastur, et avait soupiré quand Kermiac Aldaran avait accepté ses excuses et ses cadeaux. Elle remarqua à peine que Ryan Evans était venu se placer près d’elle jusqu’au moment où il prit la parole.
— Eh bien, voilà une petite guerre frontalière évitée, dit-il, la faisant sursauter.
— Quoi ? dit-elle, s’efforçant de calmer ses battements de cœur. Que veux-tu dire ?
Evans haussa les épaules.
— Le jeune Hastur était parti, laissant beaucoup de ressentiment derrière lui. Il avait insulté la sœur de Kermiac, et ici, ça ne se fait pas. Par « insulté », je veux dire qu’il avait compromis l’honneur de la fille. Aldaran pouvait en prendre prétexte pour déclarer la guerre au reste des Domaines ; je suppose que c’est arrivé plus d’une fois. Il existe une hostilité de longue date entre ce petit royaume de poche et tous les autres – situation que Kermiac cherche à nous cacher. Kadarin a été beaucoup plus franc du moins avec moi.
Le regard d’Elizabeth se tourna vers Aldaran, qui bavardait avec un homme de l’escorte de Lorill, comme s’il rien n’avait jamais troublé ses rapports avec le jeune Hastur.
— C’est pour ça qu’il aimerait bien nous acheter des armes ? demanda-t-elle.
— C’est possible, répondit-il avec désinvolture. Mais il ne les aura pas. Je suis un des plus grands libertaires du monde, mais même moi, je ne crois pas que ce soit une bonne chose que de mettre des armes de destruction massive entre les mains de primitifs. D’ailleurs, la question est académique ; le garçon a présenté ses excuses, elles ont été acceptées, et tout est de nouveau comme dans le meilleur des mondes possibles.
— On l’espère, en tout cas, dit Elizabeth, légèrement dubitative. Au moins jusqu’à ce que ce jeune écervelé ne fasse une autre gaffe…
— Il n’en fera plus, dit Evans avec assurance. Kadarin m’a appris quelques petites choses. Il n’a pas pu m’expliquer exactement ce que sont ces « Gardiennes », mais elles ont un immense pouvoir. Si l’une d’elle et son père ont inculqué la crainte de Dieu à ce gosse, il est peu probable qu’il fasse un nouveau faux pas. Regarde, il ne prête aucune attention aux femmes indigènes ; il s’est rabattu sur Ysaye. Et Aldaran ne risque pas de se préoccuper de la réputation de nos femmes.
— Tu as raison, je suppose, soupira-t-elle.
Evans se mettait en quatre pour être aimable, remarqua-t-elle ; était-ce une façon tacite de s’excuser de la discussion de tout à l’heure sur les drogues ?
— Oh, Kadarin m’en a appris un bout sur les mœurs culturelles locales, dit-il. J’en suis sans doute mieux informé que vous autres maintenant, depuis qu’il m’a fait vivre parmi eux.
— Vraiment ? dit-elle, intéressée. David et moi, nous avons l’autorisation de faire un voyage sur le terrain. J’ai très peur de commettre une erreur terrible…
Evans éclata de rire, mais d’un rire qui n’était pas sarcastique comme à son habitude.
— Si je ne te connaissais pas si bien, Elizabeth, je prendrais cela pour un appel au secours !
— Eh bien, reconnut-elle à regret, c’en est un.
Il sembla réfléchir un moment, puis hocha la tête.
— Écoute, voilà ce que je te propose – je préfère ne pas parler ici, parce qu’on ne sait jamais quels indigènes parlent assez le Terrien Standard pour s’offenser de ce que je pourrais dire. Je te propose de te retrouver quelque part dans un quart d’heure. Et tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras.
Elizabeth hésita. Quelque chose en lui la mettait mal à l’aise – et pourquoi cette conversation ne pouvait-elle pas avoir lieu pendant les heures de travail ?
Puis elle se fit des reproches. C’était l’ami de David ! Il n’y avait aucune raison de voir en lui un… une menace ! Et pendant les heures de travail, ils étaient très occupés tous les deux ; c’était peut-être leur seule chance de parler sans être interrompus.
— Où ? demanda-t-elle.
— Euh… dans un endroit calme, répondit-il avec naturel. Un endroit neutre. Hum… ta maison est trop loin, et le vaisseau aussi. Qu’est-ce que tu dirais de… de ma serre ? Tu sais où elle est, non ? Dans le bâtiment des sciences. J’ai quelques expériences en cours – des plantes locales que j’essaye de cultiver, et je n’ai pas eu l’occasion de voir ce qu’elles deviennent. On pourra parler pendant que je les examinerai.
Elle en aurait ri de soulagement. À l’évidence, elle avait mal jugé de ses intentions. S’il avait eu en tête quelque chose d’inconvenant, il ne lui aurait certainement pas donné rendez-vous à sa serre, dans le complexe des laboratoires !
— C’est parfait, dit-elle. Merci, Ryan. Je ne sais pas comment je te revaudrai ça.
Ryan eut un grand sourire.
— Oh, ne t’en fais pas, dit-il, je trouverai bien quelque chose.
Sur quoi, il se retourna et se dirigea vers la porte.
Elle essaya de trouver son mari dans le quart d’heure fixé par Evans, pour lui dire où elle allait, mais David s’était évanoui.
Finalement, elle tomba sur Jessica, qui savait au moins avec qui il était.
— Ce Kadarin est arrivé, et David est parti avec lui, dit-elle en réponse à la question d’Elizabeth, fronçant le nez de réprobation. Je ne sais pas pourquoi, cet homme me donne la chair de poule.
— S’il me cherche, veux-tu lui dire que je suis allée regarder les nouvelles plantes de Ryan à la serre ? dit-elle, exaspérée par la disparition de David. Il m’énerve ; chaque fois que j’ai besoin de lui, il s’est envolé et ne revient pas avant des heures.
Jessica éclata de rire.
— Pourtant, tu le connaissais avant de l’épouser, Liz, répondit-elle. Bon, je le lui dirai, mais tu le verras sans doute avant moi.
— Sans doute, soupira-t-elle.
Enfin, elle avait fait ce qu’elle pouvait pour le prévenir.
Personne ne faisait attention à elle, et il était peu probable qu’on s’aperçoive de son absence, alors elle s’éclipsa discrètement sans dire à personne d’autre où elle allait, prenant son manteau que lui tendait un serviteur, et sortant dans la tempête de neige.
Heureusement, une fois dans le complexe de Caer Dom, le bâtiment des sciences n’était pas loin. Et le répertoire informatisé de l’entrée lui indiqua exactement où se trouvaient les labos de Ryan, bien qu’elle ne fût jamais allée dans cette partie du bâtiment au dernier étage.
La « serre » était sur le toit ; logique, pensa-t-elle, vu qu’il cherchait à cultiver des plantes indigènes. La porte du toit était ouverte, et quand il entendit ses pas en bas, il lui cria dans l’escalier :
— C’est toi ?
— Oui.
— Monte. Les fleurs que j’ai plantées avant mon départ viennent bien ; je crois qu’elles te plairont.
Elle monta avec précaution l’étroit escalier de bois qui ressemblait plutôt à une échelle. Quand elle passa la tête dans la serre proprement dite, elle fut frappée par une odeur douce et suave. Elle monta les dernières marches, et regarda autour d’elle, curieuse. Evans avait avivé la lumière et augmenté la chaleur, de sorte qu’on se serait cru en plein été, et les plantes avaient réagi par une croissance exubérante.
— Où es-tu ? dit-elle doucement.
— Par ici, résonna la voix d’Evans, lui indiquant la direction. Dans le fond. Attends de voir ces fleurs, Liz. Tu ne croiras pas qu’elles sont d’ici.
Elle écarta des branches luxuriantes, remarquant, à mesure qu’elle se rapprochait du fond de la serre, que l’odeur suave se faisait plus entêtante. Finalement, elle trouva Evans, penché sur une table de semis couverts d’un dôme de plastique ouvrant. Sous le dôme, elle vit les plantes dont parlait Evans : des pots de magnifiques fleurs bleues à cinq pétales.
— Oh mon Dieu ! s’exclama-telle en le rejoignant. Ryan, elles sont merveilleuses ! Comment les appelle-t-on ?
— Kadarin les appelle « fleurs-étoiles » ; je ne me rappelle pas le nom local, dit Evans, caressant le dôme, les yeux brillants. Elles exigent des conditions très spécifiques pour fleurir, et j’espérais bien revenir à temps pour les voir.
— Je suppose que leur odeur n’est pas à la hauteur de leur beauté, non ? demanda Elizabeth incapable d’en détacher les yeux.
Un pollen doré tapissait l’intérieur de chaque clochette bleue, donnant l’impression qu’elles brillaient.
— Tu ne peux pas savoir à quel point l’odeur des fleurs me manque – rose, lilas, jacinthe…
Evans haussa les épaules, mais sa bouche frémit.
— Kadarin dit qu’elles sentent bon, mais tu me connais – je n’arriverais pas à sentir ma lèvre supérieure. Pourquoi ne pas en avoir le cœur net et te laisser les sentir ?
Il rompit les sceaux fermant le dôme, et Elizabeth se pencha et respira voluptueusement…